Guillaume de Volpiano, architecte roman et réformateur

Sculpture supposée représenter Guillaume de Volpiano et provenant de l'île d'Orta
Sculpture supposée représenter Guillaume de Volpiano et provenant de l’île d’Orta

Retour sur la conférence du 30 mars 2022 donnée par Véronique Gazeau, Professeur émérite d’histoire médiévale à l’Université de Caen Normandie, intitulée « Guillaume de Volpiano, architecte roman et réformateur ».

Les sources de cette étude

  • Guillaume n’a sans doute laissé aucun écrit… un sermon réécrit par Raoul Glaber ?
  • son nom est présent dans des actes de la pratique ;
  • il a vraisemblablement composé des pièces liturgiques (répons, antiennes, office(s)) ;
  • il est cité par Raoul Glaber (980/985-1047), moine de Saint-Germain d’Auxerre : Vita Willelmi et Histoires ;
  • son nom apparaît dans la Chronique de Saint-Bénigne (entre 1058 et 1065)…
  • ainsi que dans les Annales de Saint-Bénigne (années 1030) ;
  • les historiographes de Normandie l’ignorent.

Chronologie : la naissance de Guillaume

  • Giulio situé dans une île du lac d’Orta (province de Novare, Piémont).
  • 4e fils de Perinza (haute aristocratie lombarde des marquis d’Ivrée) et de Robert, vassal souabe (propriétaire près de Volpiano) du roi d’Italie Bérenger II depuis 950, hostile à l’empereur Otton Ier.
  • Été 962 : siège du castrum par Otton… négociations diplomatiques… Paix

Le patronage d’Otton

  • À son baptême, le nouveau-né a pour parrain et marraine Otton, empereur, et l’impératrice Adélaïde… paix scellée.
  • La parenté spirituelle l’emporte sur la parenté biologique… les parrains transmettent leurs qualités.
  • Le choix de ses parents est dicté par les stratégies familiales… qui vont permettre de tisser des réseaux d’alliances politiques.

Lieux où Guillaume est passé…

Carte des lieux où Guillaume de Volpiano a séjourné

Guillaume à l’abbaye Saint-Michel de Lucedio

  • 969 : Guillaume est oblat à Lucedio mais nourri dans une famille extérieure… il étudie les Écritures.
  • Guillaume se rend à Verceil et à Pavie pour apprendre la grammaire. Il devient novice puis moine profès.
  • Il devient « gardien perpétuel de l’office divin » et « écolâtre du monastère »… puis « sacristain » : il cumule plusieurs charges.
  • Guillaume est encore chargé de « définir les décisions à prendre à l’intérieur et à l’extérieur du monastère ». Les fonctions semblent ne pas être réparties selon les normes de la règle bénédictine.
    Il s’affronte avec l’évêque de Verceil à propos de l’accession au diaconat qui lui est proposé sous réserve qu’il prête serment à l’évêque (simonie)… il refuse et envisage de quitter Lucedio.
  • Vers 987, pèlerinage à Saint-Michel de la Cluse (Sacra di San Michele) sur le Mont Pichiriano.

Rencontre entre Guillaume et l’abbé Maïeul de Cluny (†994)

  • Guillaume et Maïeul avaient dû se rencontrer à Pavie en 971-972.
  • Au retour d’un voyage à Rome, Maïeul l’emmène à Cluny où il demeure un an en 988-989.
  • Appelé à Saint-Saturnin/Sernin (à Pont-Saint-Esprit) pour être précepteur des moines (praepositus), il en part à l’appel de l’évêque de Langres, Brun de Roucy conseillé par Maïeul… pour prendre la tête de l’abbaye Saint-Bénigne à Dijon.

Guillaume, Abbé de Saint-Bénigne de Dijon

  • Objectif : rétablir l’ordre du service divin et réformer l’établissement ( = restaurer la discipline)… orchestré par l’évêque de Langres (Brun de Roucy), l’abbé de Cluny (Maïeul) et le comte de Mâcon, Otte-Guillaume, fils d’Adalbert d’Ivrée et petit-fils de Bérenger II.
  • Otte-Guillaume est beau-frère de Brun de Roucy (par sa femme Ermentru de Roucy) et devient avoué de Cluny après 987… à moins que les deux hommes soient cousins.
  • 24 novembre 989 : Guillaume se rend à Dijon avec 12 moines.
  • 7 juin 990 : ordonné prêtre et béni abbé par Brun.
  • L’élection de Guillaume a pu se dérouler mais n’est pas documentée.

Guillaume reconstruit l’abbatiale Saint-Bénigne

  • On ne connaît les intentions de Guillaume de Volpiano et sa participation à l’édification de l’abbatiale que par ce qu’en dit Raoul Glaber (chap. 8) : « Aussitôt, avec une très grande ingéniosité, il commença à concevoir un plan magnifique de reconstruction de l’église… sur un emplacement admirable, beaucoup plus long et plus large que le précédent », car « comme nous l’avons dit et comme on peut le voir, il avait conçu une construction plus admirable que n’importe quelle autre basilique de la Gaule, et d’une situation incomparable ». Raoul Glaber indique que les reliques de saint Bénigne étaient au centre du projet architectural.
  • Construction entre 1001 et 1016. Dédicace le 30 octobre 1016. Rotonde achevée en 1018.
  • Vers 1020 : 79 moines

Construite en 1003, l’abbaye comportait une abbatiale de plan basilical associée à l’Est à une rotonde de trois niveaux.

Dessin en perspective de l'abbatiale Saint-Bénigne de Dijon dans son état sous l'abbatiat de Guillaume de VolpianoReprésentation de l’abbatiale avec sa rotonde à 3 niveaux

Plan de l'abbatiale Saint-Bénigne de Dijon dans son état de 1003Plan de l’abbatiale Saint-Bénigne dans son état de 1003

Rotonde de l'abbatiale Saint-Bénigne de Dijon (dessin de Plancher)Coupe longitudinale de la rotonde avec ses 3 niveaux (dessin de Plancher).

Aux XIIIe-XIVe s., on reconstruit l’abbatiale et on ne conserve que le premier niveau enterré.

La rotonde dédiée à Marie, sainte mère de Dieu, et à tous les martyrs

  • Diamètre : 18 m
  • Les trois niveaux connus par des dessins et des plans (v. 1792) étaient reliés entre eux par des escaliers et par un puits de lumière sous un oculus central, originellement à ciel ouvert.
  • Étage inférieur : crypte avec le tombeau de saint Bénigne.
  • 3e étage : autel dédié à la sainte Trinité.
  • Des déambulatoires donc des processions.
  • La rotonde est rattachée, liée au chœur de l’église : il n’était pas nécessaire de passer par l’extérieur pour l’atteindre.
  • À chaque niveau, des absides avec des chapelles. À l’étage du chœur, la chapelle orientale est dédiée à sainte Marie.

Les coutumes de Saint-Bénigne

  • Le premier des trois coutumiers (consuetudines antiquores) a pu être rédigé du vivant de Guillaume.
  • Ex : Venit lumen est mentionné dans le premier coutumier et dans les bréviaires monastiques normands du XIIe s. comme répons aux vêpres pour la vigile de l’Épiphanie et comme antienne après tierce pour la Purification. Par l’addition du Venit lumen (Votre lumière vient, ô Jérusalem, et la gloire de Dieu s’est élevée au-dessus de vous ; le peuple se meut dans votre lumière) et de l’oculus à la rotonde, Guillaume de Volpiano fait ressortir l’importance de la lumière pour la liturgie. Le Venit lumen était chanté quand les moines allumaient les cierges au cours de la procession qui traversait la rotonde pour aller à la messe au chœur et alors que la lumière de l’oculus les éclairait.

Les autres réformes de Guillaume de Volpiano : cinq espaces

  • Raoul Glaber (chap. 12) évoque 40 maisons réformées :
  • Bourgogne (Saint-Vivant de Vergy, Saint-Pierre de Bèze, Tonnerre, Molosme, Moutiers-Saint-Jean), Lorraine (Saint-Arnoul de Metz, Saint-Evre de Toul, Gorze, Saint-Mansuy), Normandie (Fécamp…), à l’appel d’évêques (Autun, Metz, Toul), de princes (Henri le Grand de Bourgogne, Richard II de Normandie). Il est également abbé de Saint-Germain-des-Prés à Paris en 1026. Fruttuaria.
  • Les abbayes ne dépendent pas de l’ecclesia cluniacensis, mais adoptent les coutumes clunisiennes.

Carte des abbayes réformées par Guillaume de VolpianoCarte des abbayes réformées par Guillaume de Volpiano

Fécamp (1001)

Des antécédents :

  • 990-996 : Richard Ier donne l’église de Saint-Aubert (Orne) à Saint-Bénigne.
  • Richard Ier († 996) fait appel à Maïeul… sans succès.
  • Richard II négocie l’arrivée de Guillaume au monasterium de Fécamp, une collégiale fondée en 990 sur le site d’une abbaye de femmes de l’époque mérovingienne.

Guillaume fait construire les bâtiments abbatiaux et des ateliers. Il adapte à Fécamp les coutumes de Saint-Bénigne.

En 1028 son disciple italien Jean le remplace.

Les prolongements normands de la réforme de Fécamp

  • Guillaume exerce sur l’injonction de Richard II l’abbatiat à Jumièges de 1015 à 1017.
  • À partir d’août 1025, il est abbé de Bernay, fondé par l’épouse de Richard II, Judith.
  • Le prieur de Fécamp, Thierry, devient custos de Bernay, puis abbé de Jumièges en 1017.
  • Un moine de Fécamp, Suppon, devient abbé du Mont Saint-Michel en 1023 et est rapidement remplacé par Thierry († 1027).

Fruttuaria (1003-1006)

  • Fondé sur les terres d’un domaine familial, dédié à la Vierge et à saint Bénigne. Consécration en présence du marquis d’Ivrée, Arduin, un parent de la mère de Guillaume. Les coutumes sont celles de Saint-Bénigne.
  • La charte de fondation est signée par 324 personnes, rangées selon leur place dans la hiérarchie de l’Église.
  • Guillaume n’en est pas l’abbé.

Guillaume de Volpiano pédagogue

  • La Vita le décrit comme un précepteur hors pair, cf. à Saint-Saturnin.
    À Fécamp, il ouvre des écoles où il enseigne un haut niveau, gratuitement et pour toutes les classes sociales.
  • Il institue une prière pour les moines illettrés : « Seigneur Jésus, roi miséricordieux, roi clément, Dieu miséricordieux » + « Prends pitié » = dite par 10 séries et recommencée 15 fois. Cela vaut un psautier (chap. 12).
  • Le sermon prononcé lors de la dédicace de Saint-Bénigne : ton intransigeant, austère, pourfendeur des vices, des modes vestimentaires, exalte le monachisme (chap. 12).

Guillaume musicien

  • « Il corrige et amende tout le chant produit nuit et jour par le chœur des moines, tant dans les antiennes que dans les répons et les hymnes… Il embellit le chant des psaumes d’une mélodie très douce » = Guillaume compose et adapte des pièces au moyen de variantes musicales et liturgiques et par modification de leur ordre dans certaines solennités.
  • Les antiphonaires et bréviaires de Fécamp, Jumièges et du Mont Saint-Michel, de Saint-Martin de Troarn et de Conches montrent, pour les quatre dimanches de l’Avent, un choix de répons et d’antiennes présentés dans le même ordre. Un office original normand dédié à saint Bénigne, composé par Guillaume, à Fécamp, Jumièges et au Mont. Conforme au tonaire de Saint-Bénigne, le tonaire de Fécamp s’est répandu à Jumièges.

La mise en œuvre d’un multi-abbatiat : un nouveau type d’autorité

Hormis à Dijon, à Fécamp et à Fruttuaria (privilège d’exemption), l’abbé agit en concertation avec l’évêque du diocèse (Brun de Langres ou Adalbéron II de Metz). Guillaume cumule sous son abbatiat personnel les monastères ; il agit comme abbé du lieu et pas comme abbé de Saint-Bénigne. Il reste abbé jusqu’à sa mort (sauf à Fécamp en 1028 où le duc de Normandie lui demande un successeur).

Carte de de l'expansion de la liturgie héritée de l'abbaye Saint-Bénigne de Dijon réformée par Guillaume de VolpianoCarte montrant l’expansion de la liturgie héritée de Saint-Bénigne (avec l’accord de Stéphane Lecouteux)

Les réseaux de confraternité tissés par Guillaume et ses disciples

Les réseaux de confraternité réunissent, autour d’un établissement donné, l’ensemble des communautés religieuses lui étant associées par la prière. Il s’agit d’unions spirituelles structurées en étoile, chaque établissement étant le centre de son propre réseau. La documentation confraternelle regroupe cinq types de sources : les brefs et les rouleaux des morts, les nécrologes et les obituaires, les contrats de societas, les suffrages de prières pour les défunts, les listes de confraternités.

Carte de diffusion des livres liturgiques au travers des différents réseaux de confraternité des moinesLa diffusion des livres liturgiques au sein des réseaux de confraternité (influence du cursus liturgique de Saint-Bénigne de Dijon – avec l’accord de Stéphane Lecouteux)

Carte du réseau de confraternité des moines de l'abbaye de FécampCirculation de moines de Fécamp au sein du réseau de confraternité fécampois (avec l’accord de Stéphane Lecouteux)

Mort de Guillaume de Volpiano

Chap. 14 de la Vita :

  • Guillaume est en Italie depuis 1029, malade, mais appelé en France pour traiter des problèmes à Gorze et à Fécamp.
  • Mi-décembre 1030, il est à Fécamp.
  • Il meurt le vendredi 1er janvier 1031 et est enseveli au chœur de la Sainte-Trinité de sorte que les moines le voient quotidiennement.

Postérité de Guillaume de Volpiano

  • Inscrit dans plusieurs nécrologes.
  • Épitaphe.
  • Mentionné dans les rouleaux des morts normands de Mathilde et de Vital de Savigny.
  • L’ordinaire du XIIIe siècle de l’abbaye de Fécamp prévoit un anniversaire au 1er janvier ainsi que des célébrations spéciales (lecture, tricenarium, pitance).

Rouleau funéraire du bienheureux Vital, abbé de Savigny [1122-1123]. (Archives Nationales, cote AE/II/138)Rouleau funéraire du bienheureux Vital, abbé de Savigny [1122-1123].
(Archives Nationales, cote AE/II/138)

Pouvoirs et monachisme

  • L’insertion initiale dans les réseaux de pouvoir joue au moment du choix ou de la confirmation d’une carrière monastique. La venue de Guillaume de Volpiano à Cluny, autour de 987, s’explique par l’implantation d’une partie de sa parenté maternelle en Bourgogne, où elle avait tissé des alliances matrimoniales avec la noblesse mâconnaise, notamment avec la famille de Maïeul, alors abbé du monastère : la venue de Guillaume à Cluny par sa rencontre avec Maïeul à Pavie ; on peut toutefois penser que la rencontre avec Maïeul, puis l’arrivée à Cluny résultent de l’implantation de deux membres de sa famille en Bourgogne : Otte-Guillaume, comte de Mâcon, et Brun de Roucy, futur évêque de Langres.
  • Sa première itinérance se démultiplie, lorsque Guillaume devient un réformateur intervenant à l’appel de ceux qui ont des droits sur les établissements en tant que fondateurs ou évêques. Sa direction abbatiale dépend donc de réseaux d’interconnaissance et surtout de ses déplacements auprès de ceux qui exercent une autorité sur les monastères. Un mode de gouvernement itinérant.

La propagation de la réforme

  • L’écartèlement géographique du multi-abbatiat nécessite le développement de stratégies de gestion concrète qui constituent une autre forme de mobilité. Les restaurations se concrétisent en effet par le déplacement de l’abbé, accompagné d’autres moines, qui sont des disciples proches. Cette dimension collective de l’itinérance réformatrice s’explique par la conviction que les coutumes s’apprennent par imitation et nécessitent donc l’envoi de frères pour servir de modèle à une communauté. Ces disciples ont toutefois un autre rôle : ils deviennent les auxiliaires du multi-abbé sur place, lorsqu’il est absent, et rendent ainsi possible, en pratique, la poursuite de l’itinérance abbatiale réformatrice. L’historiographie désigne ces hommes comme des « co-abbés », mais les sources contemporaines les qualifient d’abbas, de prior ou prepositus, de custos.
  • Seul le multi-abbé Guillaume est la plupart du temps qualifié d’abbas.

La quinzaine de disciples de Guillaume

  • Ils sont généralement des frères des convents réformés par lui, appartenant à des réseaux aristocratiques familiaux que sa propre naissance lui donne de côtoyer.
  • Souvent ils sont profès de Saint-Bénigne. Guillaume les forme.
  • Puis Guillaume les envoie dans leur région d’origine (sauf pour la Normandie car il n’y eut pas de disciple normand)… = stratégie d’enracinement durable de la réforme.
  • Souplesse d’action et d’adaptation dans la gestion de la réforme qui donne naissance à un réseau d’établissements qui, tout en préservant l’autonomie juridique de chacun des membres, génère de véritables liens d’interdépendances spirituelles, liturgiques mais aussi organisationnels avec une grande mobilité des frères entre les membres du réseau.

Itinérance de Guillaume et règle bénédictine

  • L’itinérance des abbés entre en porte-à-faux avec le retrait du monde, peu compatible avec leur présence dans les cours aristocratiques, indispensable aux restaurations monastiques. Guillaume est accueilli avec pompe par le duc de Normandie (honorifice susceptus est) et se rend auprès de l’empereur Henri II et du roi Robert le Pieux.
  • Mais Guillaume prend en charge la société même s’il s’y réserve une position dominante et médiatrice.
  • La lecture hagiographique (cf. la Vie de Guillaume) de l’itinérance abbatiale montre une circulation des modèles d’autorité carolingiens au sein de l’ensemble du groupe aristocratique et leur appropriation par Guillaume de manière de plus en plus radicale. Adventus abbatial, charité itinérante et mises en scène de l’abbé constructeur apparaissent ainsi comme autant de symboles de la domination que revendiquent certains moines, face à d’autres membres de la noblesse, dans une perspective plus large de prise en charge de la société.